Le sujet de l'Orion de Poussin


Cette page reprend l'intégralité de l'article de Ernst Gombrich, traduit de l'anglais par Alain Lévêque.
In Idées et recherches, collection dirigée par Yves Bonnefoy. Flammarion, 1983.

Première publication en anglais : Le sujet de l'Orion de Poussin. In The Burlington magazine, 84, 1944; Symbolic Images. Studies in the Art of the Renaissance II. Phaidon Press, Oxford, 1972.

Afin de faciliter la lecture sur écran, j'ai mis en plus petits caractères des passages que l'on peut lire dans un deuxième temps.


Le sujet de l'Orion de Poussin

Voici quelle fut cette vision ou cette allégorie :
On entendit les feuilles, sans un souffle de vent, frissonner d'horreur
Près du gué, près des rocs à l'usure profonde,
Et le tonnerre d'un pas dans le bois plein d'ombre :
orion le chasseur sortit soudain des arbres,
Géant de la hauteur des cimes, portant sur ses épaules un homme,
Et le corps à moitié pris dans les nuages...

SACHEVERELL SITWELL
Landscape with the Giant Orion 1

Bellori nous apprend que l'un des deux paysages peints par Poussin pour Michel Passart représentait "la fable du géant Orion aveugle, dont la grandeur se mesure à un petit homme qui le guide et se tient debout sur ses épaules, tandis qu'un autre l'admire 2".
Nous devons l'identification et la publication de ce chef-d'œuvre, figurant aujourd'hui au Metropolitan Museum de New York (ill.), au professeur Tancred Borenius 3.
L'étrange histoire du géant chasseur Orion qui perdit la vue pour avoir voulu violer la princesse Mérope à Chio et fut guéri par les rayons du soleil levant paraît un sujet tentant à illustrer. Pourtant Poussin semble avoir été le premier artiste - sinon le seul à le peindre.

Peut-être cette histoire le séduisit-il - comme le suggéra Sacheverell Stivell - "en raison de son caractère poétique et parce qu'elle lui donnait l'occasion d'étudier un personnage de géant qui se dresse, au lever du soleil, à la fois sur la terre et dans le ciel". Toujours est-il que ce n'est pas Poussin qui eût le premier l'idée d'en faire un tableau. Il semble que le premier à y avoir pensé ne soit pas un peintre, mais un homme de lettres, ce journaniste si productif de la fin de l'Antiquité : Lucien.
Dans la description rhétorique qu'il fait d'une noble demeure, Lucien détaille les fresques qui ornent les murs:

"Sur ce mur apparaît une autre peinture préhistorique. Orion, aveugle, porte Cedalion et celui-ci, monté sur ses épaules, le guide vers la lumière du soleil. Le soleil levant guérit la cécité d'Orion, et, de l'île de Lemnos, Hephaïstos regarde la scène 4".

Ce passage est sans aucun doute la source même du tableau de Poussin. De même que La Calomnie d'Apelle de Botticelli ou La Bacchanale de Titien, il doit son origine à cette étrange mode littéraire de l'Antiquité, l'ekphrasis, cette description détaillée d'œuvres, réelles ou imaginaires, de l'art classique qui devait enflammer l'imagination des derniers siècles.

Toutefois, si ce  passage de Lucien nous aide à comprendre le choix de Poussin, ce n'est pas, semble-t-il, la seule source littéraire dont celui-ci se soit inspiré quand il commença à refaire la fresque classique décrite par l'écrivain grec. En effet, le tableau de Poussin, au moins sur un point ne cadre pas avec la description de Lucien : Héphaïstos, au lieu "d'observer la scène depuis Lemnos" conseille le guide qu'il a donné à Orion et lui montre la direction de l'est, là où le soleil va se lever.
   
Le rôle du spectateur est tenu par une autre divinité, Diane, qui regarde tranquillement du haut d'un nuage. Ce nuage auquel elle s'appuie forme un même temps un voile devant les yeux d'Orion, nous suggérant ainsi un rapport entre la présence de la déesse et le sort malheureux du géant.

Félibien a du sentir cette relation quand il décrivit la peinture comme "un grand paysage où est Orion aveuglé par Diane 5", oubliant tout bonnement qu'aucune version classique de ce mythe ne se conforme à cette description. Même si l'on a souvent associé l'histoire de la déesse chasseresse à celle du géant chasseur, ce n'est pas Diane qui aveugla Orion. On dit qu'Orion jeune l'aima, qu'il tenta de la violer, qu'elle le fit périr pour le punir de son crime (ou bien pour s'être targué de tuer tous les animaux de monde), et qu'en fin de compte il fut changé par elle en cette prodigieuse constellation du ciel nocturne qui perpétue son nom. 

Mais aucune autre version classique de cette histoire ne rattache Diane à l'épisode où Orion est devenu aveugle.

A vrai dire, c'est son insolite ressemblance avec "le silence d'une statue de pierre en plein ciel" qui inspira à Sacheverell Sitwell l'interprétation pleine d'invention poétique qu'il fit de ce tableau, laquelle repose sur l'impression ressentie par le poète que " Diane s'évanouira dans le ciel dès qu'Orion recouvrera la vue". Cependant, la présence de la déesse perd de son mystère si, quittant les auteurs classiques, nous nous reportons aux ouvrages de référence qu'a pu consultre Poussin quand il voulu approfondir sa connaissance du mythe évoqué par Lucien.
Une strophe satyrique de Marston fournit, en quelques lignes, une liste précise des ouvrages de référence qui étaient alors le plus en vogue auprès des poètes et des artistes:

Passe-moi quelque index de poètes, qui montrera
Que tu récites, je le sais, l'Imagines Deorum, un Livre des Epithètes,
Et Natalis Comes,
Quand tu fais l'anatomie de la poésie 6.

Le lecteur moderne qui se reporte à des ouvrages comme Natalis Comitis Mythologiæ, aura du mal à associer ce fatras stupéfiant d'érudition pédante et de compilation fantaisiste à la sérénité olympienne du monde de Poussin 7. C'est un étalage des versions les plus apocryphes et les plus bizarres des histoires classiques ou pseudo-classiques que le commentaire présente comme le dernier degré de la sagesse ésotérique. Le titre même de Comes: Explicationis fabularum libri decem; in quibus omnia propre Naturalis et Moralis Philosophiæ dogmata in veterum fabulis contenta fuisse perpicue demonstratur. (Dix livres d'explications des fables, démontrant clairement que les doctrines de la philosophie naturelle et morale étaient contenues dans les fables des anciens) montre qu'il appartenait à ce large courant de tradition qui maintint envie "la croyance selon laquelle les anciennes fables se révèlent, pour les initiés, des représentations symboliques ou allégoriques des "arcanes" de l'histoire naturelle ou de la philosophie morale 8".
La principale méthode de cette bizarre herméneutique est une étymologie fantaisiste qui, à force de déformer le sens des mots et des noms, fait avouer à ceux-ci leurs prétendus secrets. Si singulières et abstruses qu'apparaissent aujourd'hui à la lecture ces "interprétations", on ne peut nier qu'elles répondent à un des principaux impératifs qu'exige toute interprétation qui se veut réussie : à la faveur d'une telle méthode, les éléments les plus disparates d'un mythe se ramènent à un seul dénominateur commun et les épisodes les plus contradictoires sont libres d'apparaître comme autant de manifestations ou de symboles différents d'une seule et même "vérité cachée".
Pour intérpréter le mythe d'Orion, Natalis Comes a choisi d'envisager ses divers épisodes à la lumière d'un récit apocryphe quelque peu dégoûtant selon lequel le géant fut engendré collectivement par Neptune, Jupiter et Apollon. Une histoire qui signifie clairement, pour Comes, qu'Orion représente un produit de l'eau (Neptune), de l'air (Jupiter) et du soleil (Apollon). Armé de cet indice et fort d'une interprétation "scientifique" tout à fait gratuite des phénomènes météorologiques, Comes se met à interpréter hardiment le légende entière comme un symbole voilé du rôle conjugué que jouent ces éléments dans la naissance et le cours naturel de la nuée orageuse:
"[...] par les moyens des pouvoirs combinés de ces trois dieux se forme la substance du vent, de la pluie et du tonnerre qu'on appelle Orion. Comme la partie la plus subtile de l'eau qui s'est raréfiée demeure à la surface, on dit qu'Orion avait appris de son père comment marcher sur l'eau. Si cette matière raréfiée se répand et se diffuse dans l'air, c'est, dit-on, parce qu'Orion est allé à Chio, un endroit dont le nom dérive de "diffusion" (car Chéein veut dire diffuser). Et s'il a essayé ensuite de violer Ærope 9 (sic), s'il fut chassé de cette région et si la vue lui fut ôtée, .../...

.../..."c'est parce que cette matière  doit transpercer l'air et s'élever dans les plus hautes sphères, puis quand cette matière est diffusée dans toute cette sphère, d'une façon ou d'une autre, elle sent languir le pouvoir du feu. Car toute chose mue par une impulsion qui ne lui appartient pas en propre perd son pouvoir, lequel diminue à mesure qu'elle progresse".../...

.../..."Orion reçoit un accueil aimable de Vulcain, il s'approche du soleil, recouvre la santé, puis revient à Chio - ce qui signifie seulement la génération cyclique et réciproque, puis la destruction des éléments.On dit qu'il fut tué par les flèches de Diane pour avoir osé la toucher -".../...
.../..."- car dès que les vapeurs ont atteint la plus haute couche de l'air, si bien qu'elles nous semblent toucher la lune ou le soleil, la puissance de la lune les rassemble et les change en pluies et en orages, les renversant ainsi de ses flèches et les rabattant vers le bas; car la puissance de la lune est le ferment qui cause ces phénomènes. On dit enfin qu'Orion fut tué et transformé en une constellation céleste - car les orages, les tempètes et les coups de tonnerre sont fréquents sous ce signe 10..." 
Dans cette étrange "interprétation", Diane - la lune et sa puissance - fait partie intégrante du phénomène dont on trouve aussi le symbole dans l'épisode de Chio : le drame de la circulation de l'eau dans la nature.
 
Mais quand on lit le texte de Natalis Comes en regard du tableau de Poussin, l'explication qu'il fournit dépasse la simple présence de Diane dans la scène. La longue nuée orageuse que le géant traverse à grands pas et qui s'élève paisiblement du bois, pour s'étendre dans la vallée, se gonfler dans l'air et toucher les pieds de Diane, ce nuage n'est autre qu'Orion lui-même au "vrai" sens ésotérique.
On ne peut qu'admirer la virtuosité avec laquelle Poussin est parvenu à représenter l'aspect ésotérique et exotérique du mythe dans un seul tableau. Pour les non-initiés,​ la nuée orageuse paraît une solution picturale heureuse, un artifice de la raison aidant à comprendre que la cécité d'Orion est une phase passagère qui cessera quand il aura franchi cette brume et s'approchera du soleil levant. Pour le cercle d'érudits accoutumés aux "leçons de philosophie morale et naturelle dissimulées dans les fables de l'Antiquité", le nuage qui s'élève dans ce paysage grandiose figurait encore le mythe à un niveau supérieur : le drame éternel de la "génération réciproque et de la destruction des éléments".

Formés comme nous le sommes à une approche des arts essentiellement visuelle, peut-être approuverons-nous d'abord peu un artifice d'illustration aussi intellectuel, voire alambiqué, qui incorpore un commentaire savant dans la représentation d'un mythe classique. A vrai dire, si cet artifice était resté sur un plan simplement anecdotique, ce lien avec la compilation érudite de Natalis Comes aurait pu, aussi bien, rester dans l'oubli.

C'est vraiment la preuve du génie suprême de Poussin qu'il soit parvenu à transformer une curiosité littéraire en une vision vivante, son tableau exprimant picturalement ce qu'il signifie allégoriquement.
Quoiqu'il soit privé de toute "clé" rationnelle permettant d'en comprendre le langage emblématique, le sens caché de ce tableau n'a jamais échappé à la finesse de certains observateurs. C'est à propos de ce "paysage de Poussin" que, dans ses Table talks, Hazlitt écrivit, avec une singulière intuition : "Sous son pinceau, les mots se muent en images, les pensées deviennent choses 11." Le professeur Borenius, celui qui redécouvrit cette peinture, écrivait de son côté: "l'emploi des mots terre, mer et ciel suggère le drame de la nature dont le langage mythologique n'est qu'un symbole 12."
A la lecture du passage de Natalis Comes, on ne peut douter que l'on ait là une description quasi littérale de l'approche du paysage mythologique par Poussin. Si un tel artiste s'est servi, pour reconstituer l'ekphrasis de Lucien, d'une interprétation allégorique du mythe écrite par un humaniste, c'est seulement parce qu'il acceptait cette approche comme un tout. Il concevait lui aussi ce récit antique, tout de violence et de magie, comme un "hiéroglyphe" voilé et ésotérique du cours changeant de la nature. Aussi le paysage devint-il pour lui bien plus qu'un décor où se déroule une histoire à la fois étrange et pittoresque. Sa signification plus profonde l'entraînait bien au-delà du domaine du paysage réaliste ou des rêves arcadien; il assuma le sens du mythe : à la fois comme dit Sacheverell Sitwell "vison et allégorie" de la nature elle-même.

Ernst Gombrich
Né Ernst Hans Josef Gombrich le 30 mars 1909 à Vienne
et mort le 3 novembre 2001 à Londres.


Photo:
Sir Hernst Hans Josef Gombrich
Carolyn Djanogly (1965 -)

Il fait ses études secondaires au Theresianum avant d'entrer à l'Institut d'Histoire de l'Art de l'Université de Vienne (1928) où il est l'élève de Julius von Schlosser, mais aussi d'Emanuel Loewy et de Hans Tietze.
Il soutient sa thèse sur « Giulio Romano, architecte » et la publie avant de collaborer avec Ernst Kris qui l'a initié aux problèmes de la psychologie de l'art.Il quitte Vienne pour Londres en 1936 et devient assistant de recherches à l'Institut Warburg.

Gombrich est connu du grand public pour son Histoire de l'art, publiée pour la première fois en 1950. Pensé à l'origine comme une « histoire de l'art pour la jeunesse » et commandé dans les années trente par l'éditeur des Wissenschaft für Kinder (la collection de sa Brève histoire du monde), cet ouvrage est considéré comme particulièrement accessible.
Auteur d'une dizaine d'ouvrages dont plusieurs portent sur la Renaissance, Ernst Gombrich a notamment publié The Sense of Order (1979) et The Image and the Eye (1982) sur la psychologie de la représentation.

Son dernier ouvrage concerne le thème de la Préférence pour le primitif qui l'avait occupé pendant plus de 40 ans (2002 : parution posthume).
Gombrich est aussi auteur d'une Brève histoire du monde, livre de vulgarisation de l'histoire humaine, qui, rédigé en six semaines en 1936, a connu un grand succès et de nombreuses traductions.

D'après Wikipedia


1. Sacheverell SITWELL, Canons of Giant Art. Twenty torsos in Heroic landscapes, Londres, 1933. ce volume contient deux poèmes et des notes sur l'Orion de Poussin.

2. Giovanni Pietro BELLORI, Vie de Nicolas Poussin, Pierre Cailler éditeur, Genève, 1947, p. 121.

3. T. BORENIUS, A great Poussin in the Metropolitan Museum, in The Burlington Magazine, LIX, 1931, pp. 207-208.

4. LUCIEN, The Hall, éd. A. M. Harman, The Loeb Classical Library, vol. 1, Londres, etc., 1913, p. 203

5. A. FELIBIEN, Entretiens sur les vies et les ouvrages des plus excellents peintres..., Trévoux, 1725, vol. 4, entretien VIII.

6. Cité par Douglas BUSH, Mythology and the Renaissance Tradition in English Poetry, Minneapolis, 1932, p. 31.

7. Charles MITCHELL, dans son étude "Poussin's Flight into Egypt", Journal of the Warburg Institute, I, 1937-1938, p. 342 et note 4, fut le premier à attirer l'attention sur le recours de Poussin à Natalis Comes.

8. J. SEZNEC, The Survival of tthe Pagan Gods, trad. B. F. Sessions, Bolligen Series, XXXVIII, New York, 1953, La survivance des dieux antiques, nouvelle édition, Flammarion, 1980.

9. Comes emploie la forme Ærope à la place de Mérope pour donner à ce mot le sens de "Air" qui convient au contexte.

10. Natalis COMES, Mythologiae, sive Explicationis fabularum libri decem..., Padoue, 1616, livre VIII, chapitre XIII, p. 459.

11. W. HAZLITT, Tables talks, vol. II, Londres, 1822.

12. Loc. cit., p. 208.